Le Tourel

Tu as tout mangé Grigri ?

J'ai entendu une affirmation grotesque dite par Madame Dieterlin que j'ai rencontrée chez les Dogons en 1956 et qui était l' assistante du célèbre ethnologue Marcel Griaule . Nous étions les seuls européens. Un soir, alors que je me promenais seul, on tirait en l'air avec de drôles de fusils du haut des toits. De retour à notre campement, en pensant qu'elle était une grande spécialiste des Dogons, je lui ai dit :

- Madame Dieterlin, j'ai vu cette chose étonnante.

Elle m'a répondu : Ah ! vous avez vu un Dama. C'est phénoménal! Quelle chance ! On ne voit pas ça tous les jours.

- Madame, est-ce que vous pourriez me donner une explication à ça ?

- Oh Monsieur Gerber, c'est merveilleux ce que vous avez vu, mais c'est trop compliqué, même les Dogons ne le comprennent pas !

Qu'est-ce que vous pensez qu'une phrase pareille ? Alors, elle comme ethnologue, elle connaît la réponse, mais les Dogons ne la connaissent pas ! Depuis, je pense que les ethnologues, on peut les oublier.

Si vous me demandez, même si je ne suis pas ethnologue, je vous dirai que c'est une chose simple: Un Dogon est mort, son corps, on l'a jeté. Il est mort dans sa couverture qu'il faut laver. Par conséquent, son énergie vitale reste sans foyer et elle devient dangereuse. Puisqu'elle n'a plus de maison, elle erre, et pour cela, il faut la chasser jusqu'aux funérailles où on la réintègre en sculptant une figure de bois où n'importe quoi d'autre pour la faire revenir. Elle ne veut pas s'en aller. CeciPaul Parin l'a dit de manière très précise: les morts ne s'en vont pas, il restent ici. Mais ils perçoivent le monde d'une autre manière, les couleurs ont changé. Il s'agit là du culte des ancêtres qui permet d'être lié à eux. On verse un peu de vin par terre, ce geste symbolique signifie: vous êtes toujours avec nous.

En 1957, quand j'étais avec Susi chez les Dogons. Nous avons accompagné quelqu'un du service des eaux. Celui-ci nous a dit ironiquement:

- Ah ces Africains! Ils savent creuser des puits jusqu'à 5 mètres, mais nous, on creuse jusqu'à une profondeur de 50 mètres.

Plus tard, quand le pays a été frappé par la sècheresse et la famine, j'ai souvent pensé que si on avait écouté les anciens, on n'aurait jamais creusé de puits aussi profonds.

D'abord, on a puisé beaucoup trop d'eau, et ensuite il y a eu trop d'enfants et trop d'animaux qu'on n'a pas pu nourrir.

Parin a raconté que chez les dogons , lors d'une bonne récolte de millet, les gens donnaient une partie de la récolte à des parents qui habitaient plus loin. Pour cette raison, ils avaient des greniers à millet dont j'ai une porte dans ma maison. Ce don de millet n'était pas un cadeau, c'était un prêt auquel la famille ne touchait pas. Et quand la famine arrivait, ils pouvaient utiliser cette réserve.

A Zurich, il y avait une banque assez sympathique où je suis allé retirer les derniers cent francs de mon compte. Le gars m'a donné le billet de cent francs avec le reçu à signer. Je lui ai dit:

- Vous voyez, ce n'est pas beaucoup d'argent, mais je veux liquider mon compte parce que vous faites vos affaires avec l'Afrique du sud.

-Et alors?

- Vous êtes une banque qui travaille avec un pays où on torture les enfants et où on les emprisonne. Avec une telle banque, je ne veux rien avoir à faire.

Il m'a regardé longuement et il m'a demandé:

- Comment savez-vous cela?

- Je lui ai répondu:

- J'y suis allé deux fois.

Il a pris le reçu, il m'a dit qu'il allait le porter chez le directeur et il est parti en claquant la porte du guichet.

Théo est allé chez les " Black Sash" et il a pu suivre certains cas d'enfants emprisonnés. Il a trouvé un millier d'enfants qui avaient été emprisonnés sans raison, à cette époque-là.

En tout, en Afrique du sud, 10 000 enfants ont été emprisonnés.

Il parait que, quand les chars d'assaut passaient dans les rues de Soweto, les enfants leur jetaient des pierres. Mais ils n'ont pas arrêté ces enfants-là. Ils ont ramassé et emprisonné des enfants pris au hasard, même des écoliers.

Théo s'est retrouvé pendant toute une matinée à l'endroit où les mères des enfants allaient se renseigner au sujet de leurs enfants emprisonnés. Il s'est procuré une liste de leurs noms. Ensuite, il a lancé un appel aux artistes du monde entier pour qu'ils peignent un tableau pour chaque enfant de la liste. L'œuvre devait être réalisée en respectant un format et en peignant sur une toile et en écrivant sur la toile le nom de l'enfant. Les artistes étaient libres du choix du sujet. Il fallait indiquer sur une fiche le nom de l'enfant et la date de son emprisonnement.

180 artistes ont répondu à son appel*.

L'ensemble de ces œuvres a été exposé à Lugano, à Montpellier, à Nîmes, à Lyon et à Lille. Aujourd'hui, cette mosaïque se trouve à Soweto.