Entretien de Théo Gerber avec José Pierre, le 14 avril 1974

Théo Gerber  : On m'a toujours reproché de ne pas savoir me décider. Et ces reproches m'ont fait beaucoup de bien. Très tôt, je faisais une peinture non-figurative dans laquelle j'introduisais des éléments figuratifs, des ciels, des paysages. Et on me disait: « C'est très bien, mais il faut te décider: est-ce que tu es un peintre abstrait ou un peintre figuratif ? ». J'ai autant d'admiration pour les peintre figuratifs que pour les non-figuratifs et tout ce que j'ai vu dans mes voyages, des ciels formidables, des visages, des fleurs, ça me touchait autant que d'inventer des formes non-figuratives. Alors, je ne pouvais pas me décider et je ne comprenais même pas ce qu'ils voulaient dire avec leur : « Décide-toi ! » En 1967, j'ai donné pour titre à un de mes tableaux: De tout ça, je ne veux rien sacrifier...

José Pierre : Tu ne veux sacrifier ni la part onirique, imaginaire, ni la part sensuelle, immédiate, quotidienne. Et le fait pour toi de présenter dans le même tableau des paysages, peut-être imaginaires mais que l'on voit comme des paysages réels, côte à côte avec des formes inventées, ce n'est pas seulement une attitude picturale, ça a aussi une signification philosophique. Ça peut être considéré comme une proposition, valable non seulement pour toi mais pour les autres, montrant que la vraie façon de vivre, « la vraie vie », comme disait Rimbaud, ce à quoi il faudrait arriver, c'est que la vie réelle et la vie rêvée, finalement, aient la même importance.

T.G.  : Tout à fait. Pour moi, c'est la seule solution si l'on veut sortir de cette énorme crise dans laquelle le monde se trouve aujourd'hui. Et si je parle de crise, ce n'est pas comme d'une chose négative, au contraire! Moi, je m'en félicite, qu'on soit dans la crise, parce qu'on sort du trou, ce trou noir où l'on est entrés il y a deux mille ans et plus. On voit le ciel de nouveau...

J.P.  : On sort du tunnel...

T.G. : Pour finir, je suis terriblement optimiste. Je suis heureux de vivre aujourd'hui, où tout dégringole dans tous les domaines...

J.P .: Personne ne peut plus avoir bonne conscience, c'est ça qui est merveilleux ! Ou de moins en moins. Et il se passe des choses!

T.G. : Il se passe des choses, enfin!

J.P .: De tout ça, je ne veux rien sacrifier : comme nous sommes loin, par exemple, des artistes qui déclarent en dehors de la géométrie (ou de la couleur seule), il n'y a plus de peinture!

T.G. : Ça, c'est la mort ! Moi, comme je n'ai pas d'espérance après la mort, je veux tout avoir maintenant. Mais cette attitude dont tu parlais, ça me fait peur.

J.P.  : C'est le camp de concentration.

T.G.  : C'est l'oppression, c'est tout ce que je déteste. Moi, j'aime les créateurs, j'aime ceux qui veulent inventer quelque chose. Mais peu importent les matériaux, auxquels on a voulu donner récemment une importance si ridicule. Les matériaux, c'est une affaire personnelle. Pour moi, Daniel Spoerri par exemple est un vrai créateur et si, personnellement, j'aime bien peindre à l'huile, je ne me sens pas du tout solidaire des autres qui peignent à l'huile.

J.P .: Et si l'on te dit que tu es un réactionnaire parce que tu peins à l'huile?

T.G .: Seuls les imbéciles peuvent dire ça. Ce qui est intéressant, c'est le contenu, pas les matériaux. Je déteste tout ce sectarisme...

J.P . : Dans un tableau, qu'est-ce qui te pousse à faire ceci plutôt que cela ?

T.G . : Quand je commence, je ne sais pas ce que je vais faire. Je mets de la couleur, comme un tachiste, et puis je regarde comme je regarderais le ciel. Quand je regarde le ciel, il y a des nuages et dans ces nuages je vois des choses, des femmes, bien sûr! plein de choses, des merveilles, des châteaux en Espagne. Dans mon tableau, c'est exactement la même chose. Comme dans les saletés par terre, partout je vois des choses et je les continue. Il suffit d'un petit coup de pinceau et ça devient un oiseau, ou une fleur, ça devient quelque chose qui me touche...

J.P . : Un tableau, pour toi, c'est une surface sur laquelle tu essaies de voir quelque chose qui te séduise?

T.G.  : Tout à coup, il y a une forme qui me touche plus qu'une autre, ce n'est pas qu'elle est plus belle, mais je sens un frisson...

J.P . : Même si elle n'est pas descriptive?

T.G.  : Ça n'a rien à faire avec la description... Et ce qui est curieux, c'est qu'au début, on me disait : « Ce que tu fais, c'est seulement ton affaire, c'est ta masturbation. » Je répondais: « Bien. Tant pis, je le fais. » Et puis, après quelque temps, je me suis rendu compte que ce n'était pas du tout le cas, que justement je tombais dans un domaine qui appartenait à tout le monde. C'est plutôt ça qui est gênant, que ce monde que j'ai découvert, cette mine d'or, ça appartient à tout le monde, parce que tout le monde a les mêmes désirs. Et moi qui avais choisi le chemin de l'individualisme, un chemin très à l'écart, je me rends compte que les gens qui ne sont pas du tout au courant des choses de l'art sont très touchés par ce que je fais...

J.P.  : Alors qu'au contraire, je me souviens qu'il y a quelques années tu avais remarqué que certains pro­fessionnels étaient mal à l'aise devant ta peinture... Comment expliques-tu cela ?

T.G . : Peut-être pour la même raison qu'ils détestent tellement les gens qui ne sont pas des professionnels, ceux qui ne sont pas « du métier ». Parce qu'ils sentent très bien qu'eux-mêmes ont capitulé devant une certaine répression et qu'ils ont mis de côté tout ce qui, en eux-mêmes, avait de la valeur. J'ai fait une fois partie d'un jury à Aarau, en Suisse, j'ai été témoin de cette incroyable haine des professionnels pour les non-professionnels. Parce que là, parmi ces non-professionnels, il y a des gens qui font vraiment ce qu'ils ont envie de faire, comme Dario, comme Grisch, comme Vigo, comme tous ces gens que nous aimons beaucoup, toi et moi, que nous envions parce qu'ils ont une certaine naïveté, une certaine spontanéité, que même nous nous n'avons pas. On essaie de détruire ces gens-là dans tous les jurys du monde parce que les professionnels savent que c'est comme eux qu'ils devraient être. Moi, si peut-être je m'en suis tiré, c'est parce que j'avais la tête dure. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir la tête dure...

J.P. : Ce qui est notre chance aussi, je crois, c'est que pour nous, ce qui a le plus d'importance, c'est l'invention. Et dans un domaine où nous n'avons pas été les premiers, il faut que nous inventions, parce que si nous n'inventions pas, nous ne serions pas fidèles à ceux qui nous ont précédés, à ceux dont nous nous réclamons, qu'ils se nomment Kandinsky ou Breton. Notre désaccord avec beaucoup de gens tient au fait qu'eux au contraire construisent toute leur industrie sur une ou deux idées qu'ils prennent à droite ou à gauche...

T.G . : Je pense que ça a toujours été comme Ça. La différence, c'est qu'autrefois les suiveurs étaient plutôt considérés comme des réactionnaires, alors qu'aujourd'hui ils se mettent à l'avant-garde... Mais la première fois que je suis venu à Paris, je m'en souviens, sur les murs il y avait une affiche qui disait : « Les Républiques passent, la peinture Ripolin reste. » Maintenant que nous sommes bientôt à la VI' République, on pourrait dire :...

J.P.  : Ah ! oui, quelle meilleure conclusion?

T.G.  : « Les Républiques passent, la Peinture reste. »