Théo Gerber - LE MALAISE D'UN FABRICANT DE TABLEAUX

OÙ EST-IL CACHE, LE LEZARD ?

Le geste d'exposer est devenu suspect.

Des interrogations se réveillent dans le brouillard. Les signes ne font pas défaut, leurs clignotants perçants rendent évident que quelque chose ne correspond plus à notre perception existentielle.

Depuis longtemps le monde des arts essaie de répondre à des interrogations diverses. En 1971 Konrad Farner publiait à Zurich son essai " La Mort de l'Art". Vingt-et-un ans plus tard, des spécialistes et des artistes s'interrogent sur le même thème; "La fin de l'Art", débat organisé en juin 1992 par France-Culture au Musée Georges Pompidou. Il y a trois ans, à Apt dans le Luberon, un colloque s'intitulait: "Peut-on encore entretenir la croyance en l'art ?"

 

Mon père posait cette question différemment. Il y a quarante ans il me disait :

"Qu'est-ce que vous voulez encore peindre alors que tout est déjà fait ?" Je lui répondais: "Si nous, les hommes d'aujourd'hui, nous sommes dans une "autre" situation, il y aura aussi des réponses inattendues et donc de "nouveaux" tableaux.

En surface on se régale. Le fonctionnement des organisations d'expositions s'est développé de manière à en arriver à un bazar - c'est la grande braderie. Ne faut-il pas poser les questions d'une autre façon ?
Qu'est-ce qui nous empêche de réaliser nos créations d'après nos propres critères et désirs ? Les spécialistes et décideurs nous déroutent-ils en inventant à notre place de nouveaux styles pour les promouvoir sur le plan international; ou bien les bureaucrates, ces gérants des Arts plastiques avec leurs spectacles attractifs pour le grand public, empestent-ils le climat ?

Une étincelle me passe par la tête: les valeurs et les critères de La Peinture Moderne seraient-ils devenus équivoques ?

Je m'essaie à scruter l'histoire de la peinture.

La première exposition des Impressionnistes chez le photographe Nadar le 15 avril 1874 fut une innovation, un "acte de révolte" contre la peinture de chevalet d'un classicisme devenu stérile et contre les salons officiels.

La première exposition moderne a ainsi vu le jour; celle-ci portait en elle même sa signification et sa nécessité intérieure : la PEINTURE comme possibilité de concevoir notre monde tout autrement.

 

La fatalité présentée sous son vrai jour, n'est pas l'exposition en tant que telle; dans la vie d'un tableau elle ne devrait représenter qu'un fait divers éphémère. Aujourd'hui le geste d'exposer est devenu un but absolu et perverti.

Pourquoi trébuchons-nous comme LES AVEUGLES, de Pieter Brueghel, l'un après l'autre derrière les séducteurs de la modernité, vers le fossé ?

Mes tableaux n'ont pas leur place dans des musées ni égarés dans les entrées et les halls d'entreprises. Le musée est juste bon à conserver des trouvailles de l'âge de pierre; nos tableaux y deviennent des fossiles. La coquille d'un escargot, protection d'une créature vivante, en se pétrifiant devient une pièce de collection.

De même les musées remplacent les cathédrales. On nous a conféré le titre d'ARTISTE - nous jouissons d'une certaine liberté d'extravagances; par conséquent nous sommes devenus inoffensifs.

A mon chevalet je suis un observateur soumis à plusieurs rapports divergents, assailli par l'imprévu. Apparemment plongé dans un lointain vaporeux j'interviens à tout moment : ainsi je suis également un agitateur.

La raison d'être de mes tableaux n'est point leur valeur mercantile - le sens s'accomplit pendant que la peinture se réalise. Il n'existe pas d'éclairage idéal - la lumière du jour transforme le visible et à travers cette situation en mutation et sans répétition se lie le dialogue avec le regardeur venu de l'extérieur, lui, l'unique.

Le peintre devant son chevalet possède un poste d'observation exceptionnel. La force de transmuer le regard l'implique. J'ai accompagné certains de mes tableaux une dizaine d'années ; simultanément le monde s'est modifié, et moi aussi.

Nous, les fabricants d'images sommes parmi les seuls à n'avoir pas besoin du progrès. Qu'y a-t-il de changé depuis les hommes de cavernes ? Avant l'invention de l'écriture le "fabricant d'objets à regarder" était déjà là, comme le "faiseur de pluie" et peut-être les deux étaient parfois la même personne.

Peindre par entêtement ? (Trotz, en allemand, cette attitude de révolte intérieure d'un individu qui ne se sent pas obligé de céder.)

Mes tableaux ne sont pas des animaux grégaires; ils détestent vivre en harde. Ils perdent leur sens et leur identité dans les rassemblements. En les Ex-posant - en les posant en dehors. Là, la forme devient prédominante.

La peinture n'est pas seulement un problème de forme; ne faut-il pas enterrer la Bonne Forme (die GUTE FORM, cet enfant chéri du BAUHAUS), la flanquer dans sa tombe avec notre Bonne Conscience ?

 

La PEINTURE MODERNE a surévalué dès sa naissance le problème de la forme. Ce fut bien compréhensible; au siècle dernier, l'anecdotique, le sentimental et le littéraire se sont placés au premier plan d'une manière lascive et agaçante. C'est alors que la photographie a rendu un grand service au devenir de la peinture - elle s'est chargée de fêter la suite des événements d'un jour, les faits quelconques.

Le temps a changé : les petit-fils et les apprentis sorciers de la Modernité remplis de présomption et de prétention excessive ont jeté au loin l'enfant avec son
bain - ils ont dilapidé leur héritage. D'ailleurs cela reste pareil dans tous les domaines de la vie publique.

Jadis, jeune peintre à Bâle, j'étais fier d'être considéré comme un peintre moderne. En opposition avec les traditionalistes d'un classicisme figuratif, nous représentions avec quelques amis "l'artiste progressif".

Le temps n'a point de rive.

Nos grands-pères bien-aimés sont morts depuis longtemps.

"Peut-être le terme POSTMODERNITE, comme un mot-clef, ne voulait promettre qu'une autre description plus variée de la MODERNITE, qui ne peut imaginer sa propre unité que dans la négation..." (Niklas Luman 1991)

Pour moi il est clair, et ça se précise :

Les temps modernes arrivent a leur terme.

Naufrage du Titanic...

Notre Monde s'émiette: Le système est devenu caduc.

N'est-ce qu'une question de langage ?

Les décisions sémantiques ont tout de même leur signification. Si je ne me reconnais plus comme un peintre "moderne" pas plus que comme un "anticus", les critères d'aujourd'hui n'ont plus de valeur pour moi. Je quitte un espace qui m'était familier et je me retrouve dans une clairière déserte. J'utilise la métaphore d'Ernst von Glasersfeld:..."Un promeneur aveugle, qui essaie de joindre la rivière au delà d'une forêt pas trop dense, peut trouver entre les arbres des passages multiples..."

Ce n'est pas à nous de trouver des noms pour des espaces qui ne sont pas encore déterminés.

 

Théo Gerber

Le Tourel, le 1. mai 1993, 18 h 30

Temps sombre, il va pleuvoir

 

 

©Théo Gerber