L'IMAGINATION ET L'IMAGINAIRE

VILEM FLUSSER

(Exposition Théo Gerber, Galerie Influx, Marseille, 3.6.77)

 

Les peintures dont nous sommes entourés ici défient notre imagination.

Elles posent la question de la faculté imaginative. La même question est posée, également, par d'autres contextes. Par exemple : par l'appel de mai 68 "l'imagination au pouvoir !", et par l'affirmation selon laquelle le monde deviendrait de plus en plus inimaginable. Les peintures qui nous entourent posent cette question, car elles ne sont ni figuratives, (des images proposées), ni abstraites, (des prohibitions à l'imagination), mais elles sont des invitations à la fabrication d'images de notre part. L'appel de mai 68 pose la question, car il met en doute la faculté imaginative dont disposent ceux qui nous gouvernent. Et l'affirmation de l'inimaginabilité progressive du monde pose la question, car elle suggère que l'humanité entière est en train de perdre la faculté imaginative. C'est donc cette question-là que je me propose à discuter dans cette conférence.

Imaginer, faire des images, (mentales et matérielles), est, bien sûr, une activité ambivalente. Car le monde imaginaire qui est le produit fonctionne dialectiquement. Les images sont à la fois des "médiations" avec la concreticité vécue qu'elles représentent, (elles la "signifient"), et des "aliénations" de cette concreticité, (elles la "cachent"). On peut s'orienter dans le monde grâce à des images, (par exemple : des cartes géographiques), et on peut perdre le monde concret dans des images, (par exemple : dans des films hollywoodiens).Mais quand il s'agit de la question de la faculté imaginative, ce n'est pas la fonction des images qui est mise en question. On ne demande pas si celui qui imagine est visionnaire ou fou, (ou possiblement les deux). Ce qu'on demande quand on pose la question de la faculté imaginative sont les conditions qui permettent la production d'un monde imaginaire, c'est à dire : la fabrication d'images comme des cartes géographiques et des films hollywoodiens. Et il est intuitivement évident que pour pouvoir imaginer il faut voir la chose à être imaginée.

Et que pour pouvoir la voir il faut être en dehors d'elle. "Exister" par rapport à la chose à être imaginée, car "exister", c'est être hors. Or : la chose à être imaginée par la faculté imaginative est la concreticité vécue. La question de la faculté imaginative est une question existentielle.

Pour pouvoir imaginer le monde, il faut pouvoir l'envisager, (c'est à dire précisément exister). Il s'agit donc, dans la faculté imaginative, d'une question de distance. Pour pouvoir imaginer, il faut pouvoir reculer, mais si on recule trop, on perd la chose à être imaginée de vue. Cela suggère que la faculté imaginative est une fonction d'un point de vue spécifique, à une distance optimale de la concreticité vécue : suffisamment éloignée pour permettre une vision du monde, mais suffisamment proche pour ne pas le perdre de vue. Et cela suggère également, le diagnostique suivant : si notre faculté imaginative est en crise, si le monde devient de plus en plus inimaginable, si ceux qui nous gouvernent sont dépourvus d'imagination, si Gerber est obligé à défier notre imagination, c'est parce que le point de vue spécifique à l'imagination est devenu, (ou est en train de devenir), inaccessible.

Cependant un tel diagnostique est nié par la scène dans laquelle nous nous trouvons. Nous nous trouvons plongés dans un univers d'images, dans un monde imaginaire. Un monde composé d'affiches, de vitrines, de programmes TV. En effet : jamais auparavant le monde imaginaire n'était-il aussi parfait et aussi universel comme à présent. Les images qui nous entourent, (nos cartes géographiques, nos films, nos photographies), sont devenues tellement par-faites et universelles, que nous pouvons dispenser des choses que ces images imaginent : la concreticité vécue, pour nous, c'est l'ensemble des images. Mais nous savons, néanmoins, que notre monde n'est pas "réel", mais imaginaire. Nous ne le savons pas grâce à un recours quelconque à une "réalité" cachée derrière les images. Nous le savons parce que nous découvrons, derrière les images, non pas une "réalité" imaginée, mais des intentions à notre propos par ceux qui ont fabriqué les images. Nous "démythisons" le monde dans lequel nous nous trouvons, non par la découverte d'une vérité quelconque derrière le mythe, mais par la découverte d'autrui derrière le mythe. En somme : nous découvrons que notre monde est imaginaire; non parce qu'il soit "faux", mais parce qu'il est artificiel. Donc : ce n'est pas que le point de vue spécifique de l'imagination soit devenu inaccessible. Il est dépassé.

Imaginer, c'est voir avec l'oeil "interne". L'image ainsi vue substitue la chose visualisée, elle la représente, signifie, c'est à dire : l'image est un symbole de la chose visualise. L'imagination codifie le monde par des symboles bidimensionnels, parce qu'ils sont visuels. L'oeil saisit des surfaces. Le processus de l'imagination peut être schématisé ainsi : On recule d'une concreticité vécue.

On la "visualise", c'est à dire : réduit aux deux dimensions de la surface.

L'image ainsi produite symbolise la concreticité vécue, tout en la déconcrétisant. A la suite on peut re-projeter l'image vers le concret, on peut la reconcretiser, en fabriquant des cartes géographiques, des modèles géométriques, ou des photographies. C'est ainsi que l'imagination produit le monde imaginaire qui est un monde symbolique, codifié, bidimensionnel et reconvertir.

Mais le code d'images n'est pas le seul à symboliser le monde. Il y en a d'autres.

Et parmi ces codes il y a en un spécialement important : celui des concepts. Concevoir, c'est tâter avec la main "interne". Les symboles conceptuels sont tactiles, comme les symboles imaginaires sont visuels. C'est pourquoi ces symboles sont ponctuels, des pointes claires et distinctes, (des chiffres, des lettres). Mais on peut ordonner les symboles conceptuels en lignes, (en équation ou en textes), car quand on conçoit on bouge avec la main"interne" le long de la chose conçue, (on la "lit"). C'est pourquoi on peut dire que le monde conceptuel, (celui des livres, des conférences, des calculs etc.), est un monde unidimensionnel, linaire, quoique pareil, dans tous les autres aspects, au monde imaginaire.

On pourrait croire que concevoir est une activité plus proche de la concreticité vécue que ne l'est imaginer, car la main touche les choses de plus prêt que l'oeil. Il n'en est rien. Concevoir est tâter, c'est à dire : toucher les surfaces, avoir des images. La conception suit l'imagination, et le concept suit l'image. Sans imagination il n'y a pas de conception, car le code conceptuel est la réduction du code imaginaire des deux dimensions de la surface sur la seule dimension de la ligne. On ne conçoit pas directement la concreticité vécue, on conçoit des images. En effet : concevoir est "lire"des images, les analyser en points ordonnés en lignes. Les concepts ne symbolisent des "réalités", mais des points imaginaires. Ce sont des symboles de symboles. Les codes conceptuels sont des meta-codes des codes imaginaires. C'est pourquoi le concept "réalité" est un concept vide, ("métaphysique").

Il est évident que le point de vue de la conception dépasse celui de l'imagination. Les enfants imaginent avant de concevoir. L'époque imaginative, (préhistorique), donc magico-mystique et scénique, précède l'époque conceptuelle, (historique au sens propre), donc processuelle et dramatique. Mais il ne suffit pas que de dire qu'il y a deux pas en arrière dans l'histoire individuelle et collective de l'humanité : par le premier pas, (l'expulsion du Paradis), on est condamné à imaginer le monde dont la concreticité est perdue, et par le deuxième pas, (démythisation par la conscience historique), on est condamné à concevoir les images dont on a perdu la naïveté, (la foi). Cela ne suffit pas, car le double recul du monde établit un feedback dialectique entre l'imagination et conception dont la complexité défie toute description.

A l'origine de l'histoire proprement dite on conçoit des images, on les demytise. C'est cela la prophétie juive et la philosophie grecque. Mais par la suite on se met à imaginer des concepts, à concevoir des images de concepts, et à imaginer des concepts imaginaires par un processus de réduction vers l'infini, lequel a été, tout récément encore, appelé "progrès". Cet éloignement par rapport à la concreticité vécue par la dialectique entre l'imagination et la conception peut être saisit par la comparaison de la relation entre images et textes dans des documents de diverses époques. Sur les tablettes mésopotamiennes les textes cunéiformes "expliquent" les scènes imaginées. Dans les manuscrits médiévaux les images "illustrent" les textes. Et dans les livres de physique moderne les textes "commentent" des dessins, lesquels essaient à imaginer des concepts.

Il est certain qu'à chaque niveau accédé par cette contradiction dialectique correspondent une imagination et une conception spécifiques. Toutes les fois qu'on s'éloigne de la concreticité vécue par un nouveau pas en arrière, une façon nouvelle d'imaginer et de concevoir sont exigées. Les vaches peintes sur les murs de Lascaux ne sont pas le produit de la "même" imagination que ne le sont les vaches dans les peintures médiévales des mangeoires à Bethléem. Les vaches

à Lascaux symbolisent un événement vécu, les vaches dans les peintures médiévales symbolisent un concept du dogme. Mais ce n'est pas seulement une question d'un éloignement linéaire. La dialectique entre l'imagination et la conception se ramifie, et l'imagination exigée d'un compositeur qui imagine une partition n'est pas celle d'un physicien qui imagine un neutrino, ni celle d'un philosophe qui imagine la structure d'une pensée. La faculté d'imagination n'est donc pas la capacité pour faire des images, mais pour les faire au niveau critique de sa situation. (Comme, d'ailleurs, la faculté de conception n'est la capacité pour faire des concepts, mais pour concevoir au niveau accédé par la situation.)

Or : notre faculté imaginative est en crise, non parce que nous sommes incapables pour faire des images. Nous en sommes parfaitement capables, et, en effet, nous le faisons constamment. Notre faculté imaginative est en crise, parce que notre imagination reste au dessous du niveau auquel la situation a accédé. On exige de nous que nous dépassions, par notre imagination, le niveau conceptuel de l'actualité, c'est à dire que nous imaginons un monde conçu. Mais ce niveau-là dépasse notre imagination. On exige de nous une imagination nouvelle, révolutionnaire, dont nous sommes incapables. C'est cela le diagnostique qui s'impose quand notre faculté imaginative est en question.

L'imagination exigée de nous par notre situation est révolutionnaire pour au moins trois raisons : il nous faut rompre le monde imaginaire qui nous entoure, car il cache ce que nous devons imaginer. Donc, la situation exige une imagination iconoclaste. Il nous faut dépasser les concepts du discours scientifiques par leur élévation au niveau de la bidimensionalité, (par exemple : faire une image d'un neutrino, et non point illustrer le discours concernant le neutrino ce qui serait baisser le niveau d'une imagination dépassée.). Donc, la situation exige une imagination recodifiante. Il nous faut échapper aux programmes linaires, historiques, processuels qui nous dirigent pour pouvoir imaginer la trans-histoire. Donc, la situation exige une imagination hors programme. En somme : notre faculté imaginative est en crise parce que l'imagination révolutionnaire exigée par notre situation, une imagination à la fois iconoclaste, recodifiante et trans-historique, une imagination qui détruit des images, dépasse les concepts et l'histoire, pour pouvoir imaginer notre situation, ne nous est pas accessible.

Retournons, voulez-vous ? , aux trois contextes dans lesquels la question quant à notre faculté imaginative a été posée. Le monde devient de moins en moins imaginable. C'est ainsi, parce que l'univers du discours scientifique se passe sur un niveau inaccessible à notre imagination. Non seulement sommes nous incapables à imaginer des "choses"sans masse, sans énergie et sans "spin" comme les neutrinos, et des relations sans objets comme des champs, des ecocontextes ou des relations dites"psi", mais nous sommes incapables de saisir, par l'imagination, la structure même de cet univers, (par exemple le temps à l'envers, ou la relation entre le hasard et la nécessité). Nous en sommes incapables, car pour pouvoir imaginer cet univers, il faut d'abord l'avoir conçu, et notre imagination se passe sur un niveau plus bas. Notre imagination reste "primitive" par rapport à cet univers, nous imaginons toujours des objets et des processus, et nous imaginons toujours une dialectique du type"sujet-objet", (ou même"esprit-matière" ou "âme-corps"), et ces images-là cachent l'univers scientifique, le rendent inaccessible à une imagination révolutionnaire. En somme : notre imagination reste au dessous de nos concepts, ce qui rend le monde inimaginable. Et cela le rendra bientôt inconcevable également, car pour pouvoir concevoir il faut pouvoir imaginer d'une façon concevable aux concepts.

"L'imagination au pouvoir !" exige que ceux qui gouvernent soient capables de détruire les images qui cachent la situation politique, sociale, économique et culturelle, pour pouvoir l'envisager et l'imaginer par des images nouvelles. L'appel exige qu'on imagine une situation sans état national, sans famille, sans division du travail, sans école discursive,(sans toutes ces images figées, vidées de toutes fonction sauf celle de l'aliénation), et qu'on saisit la situation par des images nouvelles, plus significatives, plus capables de "méditer" et moins aliénantes. Or : l'exigence dépasse notre faculté imaginative. Nous sommes programmés, par le monde imaginaire qui nous entoure, pour une imagination anodine et inoffensive du type "fiction scientifique" ou "design industriel", (pour ne pas mentionner le type douçâtre de l'imagination "artistique"), mais le propos du monde imaginaire est précisément celui d'empêcher toute imagination révolutionnaire. C'est pourquoi l'appel"l'imagination au pouvoir!"est révolutionnaire seulement s'il précise bien de quelle imagination il s'agit. Quand on laisse la signification d'"imagination" dans l'imprécis, quand on rend la inoffensive, l'appel devient nettement réactionnaire. Et c'est, en effet, ce qui est arrivé : on a détourné la signification d'"imagination" dans l'appel.

C'est pourquoi il faut saisir les peintures qui nous entourent ici non comme invitations à une imagination quelconque, mais à une imagination révolutionnaire. Ce sont des peintures faites dans un monde de plus en plus inimaginable, et où l'imagination ne peut plus arriver au pouvoir.

C'est pourquoi elles nient la peinture dite"figurative". Car les images figées et codifiées par des codes dépassés offertes par une telle peinture renforcent davantage le pouvoir du monde imaginaire et empêchent la vraie imagination. C'est pourquoi elles nient la peinture dite "abstraite". Car les tableaux abstraits refusent toute interprétation symbolique, ils refusent la question qui demande la signification, mais "imaginer" c'est précisément donner de la signification, car c'est codifié par symboles. C'est pourquoi elles nient, aussi, le dit "art conceptuel". Car c'est un art qui invite à l'illustration de concepts, tandis que l'imagination révolutionnaire cherche à dépasser le concept en l'élevant sur un niveau nouveau. Et c'est aussi pourquoi elles nient "hyper-réalisme". Car quoiqu'il s’agisse d'une contestation du monde imaginaire par son exagération et démythisation, l'hyper-réalisme produit des images figées à nous programmer. Tout cela, (et d'autres tendances), est obligatoirement nié par les tableaux qui nous entourent, car il s'agit ici de défier notre faculté pour une imagination révolutionnaire, c'est à dire : au niveau exigé par notre situation.

Les tableaux autour de nous sont des paramètres ouverts à notre imagination, des invitations à la fabrication d'images de notre part. Mais nous ne pouvons pas imaginer n'importe quoi, comme dans les nuages, ou dans les tests de Rorschach. Ce sont des pièges à images préparés par Gerber. Il est vrai que nous pouvons imaginer, en observant ces tableaux, sur des niveaux longtemps dépassés, car nous sommes toujours conscients du piège monté par Gerber.

Par contre, si nous imaginons, dans ces tableaux et grâce à ces tableaux, des champs d'intentions relationnelles, des systèmes en feed-back cybernétiques, ou des organisations produites par le hasard, la nécessité, la délibération et la technique de l'aléatoire, nous commençons à concevoir les possibilités d'une imagination nouvelle, et aussi à imaginer les possibilités de nouveaux concepts.

Ce jeu de niveaux d'imagination ouvert par ces tableaux peut être considéré comme une espèce de gymnastique de l'imagination, une espèce d'exercice de la faculté imaginative. Il s'agit, dans ces tableaux, d'un effort pour une thérapie contre la maladie de notre époque : le manque de l'imagination révolutionnaire. Ici, dans cette exposition, nous ne nous trouvons plus dans le monde imaginaire. Au contraire, nous nous trouvons dans un monde où il nous faut imaginer, pour pouvoir concevoir, et où il nous faut concevoir pour pouvoir imaginer. En bref, dans un monde où la question de notre faculté imaginative, c'est à dire : la question existentielle, est posée sous la forme d'une expérience immédiate. Et n'est-ce pas cela une des fonctions du dit "art", (avec la permission de ce terme)?