« Combat » Janvier 1970

Découverte de Théo Gerber

Par Alain Bosquet

 

Il y a une dizaine de jours, je recevais par la poste, une monographie, signée de José Pierre, parie chez Lutz, éditeur à Zürich, et consacrée à l’œuvre complet d’un peintre dont je n’avais jamais entendu parler : Théo Gerber. Toutes les toiles étaient excellemment reproduites dans cette brochure, et elles montraient entre 1965 et 1969, une étonnante progression. Ce genre d’ouvrages, quand il s’agit d’inconnus, me laisse souvent sceptiques. Cette fois, j’ai été intrigué par l’originalité de l’ensemble au point de me mettre à la recherche du peintre. Je l’ai découvert dans une cabane qui forme une sorte d’atelier rudimentaire, au fond d’une cour à quelques mètres de le Salpetrière. Bâlois de quarante ans, Théo Gerber vit là depuis plusieurs années, et sauf pour une ou deux toiles assez distraitement exposées en accrochage, n’a jamais fait acte de présence dans les milieux artistiques de Paris. A Bâle, il a quelques fanatiques. Je dois dire en toute sincérité que la vue des ses tableaux m’a fasciné, et que je lui souhaite, avant la gloire proprement dite, un nombre de fanatiques du même ordre à Paris.

Les premières œuvres qui comptent peuvent se situer dans une certaine tradition expressionniste, que je dirais tirant sur l’abstrait, bien que le sujet – villes, paysages perdus dans une matière géologique ou végétale qui en mange les contours – finisse toujours par devenir reconnaissable. Proche parfois de Giacometti, elles ont un caractère envoûtant, dû surtout à la qualité de mouvement (je dirais de rotation) où se place un univers de cavernes, de lianes, d’éléments sur le point ou de se liquéfier, ou de se cristalliser. Un an plus tard, cet univers – en 1965 et 1966 – s’ouvre, se déchire, fait preuve d’une irrésistible agitation : naissance d’un cosmos, affirmation d’un règne de l’homme, étalement d’un secret. De grandes stridences apportent à des images précises un besoin de bouleversement profond. Des géométries ou des « blancs » font respirer – ou s’évader -- des espaces qu’on dirait voués à l’apocalypse ou à une naissance d’éléments fulgurants : c’est presque du Géricault abstrait et à la fois déchiré.

Dans les dernières toiles, cette monumentalité fait place à ce que je voudrais nommer le mystère élégiaque. A travers des formes qui ne ressemblent à aucune autre, et des espaces qu’on devine lointains mais incontestablement heureux, passe une atmosphère poétique d’au-delà la galaxie. Les comparaisons sont futiles dans l’effort à définir cette peinture, mais on peut avancer sans se tromper qu’on est là en présence d’un Tanguy de l’an 2000, non-euclidien, irrationnel, et tout de même d’une incontestable densité lyrique. Je suis pour ma part persuadé d’avoir fait là une découverte majeure. Il faut maintenant que Théo Gerber trouve une galerie, et puisse nous montrer les trésors d’une vie intérieure qui respire.